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L´Amérique Latine et l´idéologie de l´inégalité

Par Juan. J  Paz y Miño*

24 septembre (Prensa Latina) Il y a une semaine, nous avons appris une nouvelle intéressante: Thomas Piketty, l’économiste français, auteur du livre à succès « Le capital au XXIème siècle », vient de publier un nouvel ouvrage intitulé « Capital et idéologie », que l’on peut déjà lire en français et qui, nous l’espérons, apparaîtra bientôt dans d’autres langues. Selon les comptes rendus de ce livre dans la presse internationale, l’auteur y analyse les idées qui, au long  de l’histoire, ont justifié les inégalités sociales.

Dans un entretien au sujet de l’ouvrage accordé par Piketty à l’Agence France Presse, l’auteur affirme qu’il est nécessaire de dépasser l’ « hyper capitalisme » actuel et, en particulier, la forme qu’il a prise pendant les années 1980 et 1990 qui virent le triomphe du néo-libéralisme dans le monde, plus exactement à l’époque où : « La révolution conservatrice de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, ainsi que la chute du communisme soviétique, donnèrent une espèce d’impulsion à une nouvelle foi, parfois illimitée, en l’autorégulation des marchés et en la sacralisation de la propriété  » (https://bit.ly/2kGk8vE).

C’est dans ce cadre social propice que l’inégalité parvint à se consolider et à se propager.

En Amérique Latine, évidemment, le thème des inégalités a fait partie de notre histoire depuis l’époque coloniale. C’est justement le phénomène de la conquête qui a donné naissance aux deux processus indissociables que Marx a appelé « l’accumulation primitive du capital », et qui sont: d’une part, la différentiation sociale obligatoire, légalisée et institutionnalisée, entre classes sociales, qui engendra la formation d’une élite aristocratique cohabitant avec une partie de la population, beaucoup plus nombreuse et méprisée, puisqu’elle appartenait aux « basses classes »; et d’autre part, la concentration de la richesse aux mains de cette élite de familles dominantes dont la position économique contrastait avec l’énorme misère et la pauvreté de la population en général.

L’héritage de cette polarisation sociale et économique est à la base des républiques latino-américaines qui virent le jour une fois terminés les processus indépendantistes contre les puissances de la colonisation. Ces nouveaux États devinrent donc des États oligarchiques, protégés par l’idéologie de la doctrine républicaine, le constitutionnalisme et la démocratie.

Dans tous les pays d’Amérique Latine, il est possible de suivre ces concepts des premières Constitutions républicaines, présentés comme des idéaux et des annonces de modernité destinées à lutter contre les différentiations sociales et économiques existantes, mais qui ne parvinrent jamais à changer la situation pendant tout le XIXème siècle, en dépit de tous les efforts  libéraux  -ou des Réformes, comme au Mexique et en Argentine-, ou même des tentatives plus radicales, comme ce fut le cas pour la Révolution Mexicaine de 1910, trahie et frustrée avec le passage du temps.

Cataloguée comme la région la plus inégalitaire du monde depuis l´époque coloniale, les inégalités sociales et économiques constituent toujours un défi pour l´Amérique Latine. Il s´impose de les affronter.

Ce fut au XXème siècle que revint la tâche de prendre le dessus sur les grands propriétaires terriens, les commerçants et les banquiers du pouvoir oligarchique. Cette victoire fut rendue possible, entre autres facteurs, par le déploiement des luttes ouvrières accompagnant les  premières vagues d’industrialisation, par la politisation plus forte des classes moyennes et les gouvernements « populistes » qui commencèrent à apparaître au début des années 20, sans oublier la redistribution des cartes due à la naissance du socialisme avec la Révolution Russe (1917) -dont l’influence fut énorme-, et à l’expansionnisme inexorable des États-Unis, qui renforça les réactions nationalistes et anti-impérialistes dans la région.

Comparé au régime oligarchique, le développement du capitalisme sud-américain -si lent à venir et si long à  s’installer- ne pouvait apparaître que comme une étape d’avancement et de progrès. Mais, en contre-partie, cette même consolidation du capitalisme eut pour conséquence l’affirmation de nouvelles formes de différenciation sociale et économique, différenciation dont le socle était l’accumulation et la concentration de la richesse pour les classes entrepreneuriales. Riches et pauvres, bourgeois et prolétaires perpétuèrent ainsi l’héritage historique de ces inégalités apparues à l’époque coloniale, puis alimentées pendant les républiques du XIXème siècle, avant d’être reproduites par le développement du capitalisme et, finalement, profondément enracinées dans la société par cet « hyper-capitalisme » de la fin du XXème et du début du XXIème dont parle Piketty.

Les dogmes de foi du néolibéralisme qui tentent de convaincre le monde latino-américain des supposées générosités des marchés libres, qui veulent leur faire croire que la propriété capitaliste et la compétitivité des entreprises se forge par le progrès, et qui se targuent d’amélioration et de « bien-être accru »: toutes ces affirmations et ces promesses ont été maintes et maintes fois contredites  par les processus historiques de la région. En fait, le néolibéralisme a aggravé les conditions sociales et de travail tout en rendant les riches plus riches, ce que prouve toute une série de statistiques.

Les analyses ne manquent pas sur les inégalités engendrées dans la région par l’application de l’idéologie néolibérale aujourd’hui en plein essor. La Cepal (Commission Économique pour l´Amérique Latina) a mené  plusieurs recherches à ce sujet qui lui ont permis de vérifier, qu’en fait, l’inégalité est un facteur négatif qui est devenu un véritable obstacle à la productivité, à la croissance, au développement et au bien-être social

Mais tous ces travaux universitaires, ces études sociales, ces enquêtes rigoureuses de la réalité n’ont pas l’air de servir à grand chose, ni d’être consultées au moment  de l’élaboration des politiques publiques par les gouvernements conservateurs au pouvoir, ni même de parvenir à convaincre l’oligarchie bourgeoise de la région de son manque de responsabilité historique. La voie choisie par le macrisme (du président Mauricio Macri) en Argentine, celles, semblables, choisies au Chili ou en Colombie, celle qu’a poursuivi Bolsonaro au Brésil, celle adoptée par l’Équateur depuis 2017, sont autant d’exemples frappants des préjugés historiques imposés par les modèles socio-économiques que véhiculent les entreprises.

Ainsi donc, pour l’Amérique Latine -région reconnue comme l’une des moins égalitaires au monde- affronter ce thème des inégalités sociales est encore un réel défi.

Pour commencer à renverser cette situation, il faudra d’abord passer par une transformation du pouvoir. Il faudra créer un type différent d’hégémonie sociale qui soit capable d’imposer une augmentation des investissements de l’État, d’intervenir plus efficacement dans l’organisation et les services (éducation, santé , sécurité sociale), d’accroître les impôts directs et redistribuer la richesse et, finalement, de garantir le droit au travail à tous les citoyens.

* Historien et chercheur équatorien. Pour la section « Firmas Selectas » de  Prensa Latina.

Peo/at/jpm

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