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Du bon traitement des génocidaires par la justice d’Argentine

Par Maylín Vidal  ⃰

Buenos Aires, 4 juillet (Prensa Latina) Plus de 40 années se sont écoulées depuis la sombre période de la dictature civile et militaire en Argentine mais les blessures sont encore ouvertes et deviennent plus profondes chaque fois que la justice fait des cadeaux aux responsables de si nombreux crimes.

Devant de telles anomalies, comment ne pas comprendre la tristesse d’un fils qui continue à réclamer justice pour ses parents arrêtés et disparus; ou celle d’une mère ayant perdu ses enfants; ou celle d’une grand-mère qui attend toujours le retour d’un petit-fils volé à ses parents?

Leur douleur n’en devient que plus vive lorsqu’ils entendent la générosité de la justice envers ces génocidaires accusés de crimes contre l’humanité et qui « purgent » leur peine confortablement installés dans un fauteuil, chez eux, ou en prison, mais bénéficiant d’un traitement spécial.

Selon un rapport du Ministère Public publié en décembre dernier et largement diffusé par la presse, 57 pour cent des responsables de crimes contre l’humanité pendant la période de la dictature accomplissent leur peine à domicile.

D’après ce même rapport, 36 génocidaires sont toujours en fuite, 862 ont été condamnés, 22 ont été graciés et certains procès particulièrement importants sont encore en cours et avancent à une vitesse désespérante.

Depuis 2006 et jusqu’en septembre 2018, peut-on lire dans ce rapport, la justice a prononcé 209 sentences et un millier de personnes ont été arrêtées, mais les avocats de la défense ont fait appel avec succès  dans 640 de ces cas. Presque tous concernaient des membres des forces de sécurité qui accomplissent maintenant leur peine, tranquillement, chez eux.

La rage et la douleur sont pourtant de retour, et avec la même force, en apprenant une nouvelle qui a frappé de stupeur les parents des personnes disparues et les militants des droits de l’Homme: Carlos Fotea, l’un des responsables de la mort du grand journaliste et écrivain Rodolfo Walsh, a bénéficié d’une mesure de semi-liberté.

Fotea pourra donc bénéficier de ce privilège que lui accorde la justice argentine, alors même que des témoignages de survivants ont signalé avoir vu le corps sans vie de Walsh, le 25 mars 1977, à l’École de Mécanique de l’Armée (ESMA), l’un des centres clandestins d’assassinat et de torture les plus importants sous la dictature.

La mort de l’auteur d’ « Opération Massacre », l’un des fondateurs de l’agence de presse latino-américaine Prensa Latina, n’est pas le seul crime qui pèse sur les épaules de Carlos Fotea;  il est aussi responsable de la mort de bien d’autres victimes, comme par exemple celles des deux religieuses Françaises Alice Domon et Léonie Duquet, ou d´Azucena Villaflor, la fondatrice des Mères de la Place de Mai.

Fotea a également été le responsable du Secteur Opérations du Bataillon de Renseignements 601, à la tête duquel se trouvait Raúl Guglielminetti, chargé du contrespionnage en Amérique Latine.

En 2011, Fotea fut reconnu coupable et condamné  au cours d’un procès où 10 autres militaires reçurent des peines de prison à perpétuité et d’autres, dans l’affaire Walsh, furent relaxés.

Fotea était sous-officier; il s’occupait de la Coordination Fédérale de la police et collaborait, entre autres, avec les Forces Armées pour l’entraînement en techniques  de torture; il faisait aussi partie du redoutable groupe de tâches 33.2, une unité spéciale qui opérait à l’intérieur de l’ESMA.

La décision récente de la Chambre de Cassation Pénale de faire bénéficier Fotea -un génocidaire- d’une mesure de semi-liberté a soulevé la stupeur chez plusieurs personnalités, par exemple celles de la fille de Walsh et de divers députés et petits-fils volés à leurs parents durant la dernière dictature militaire (1976-1983); parmi lesquels le député Horacio Pietragalla.

Il semblerait que la Salle II de la Chambre de Cassation ait annulé un jugement en première instance qui avait  refusé d’accorder la semi-liberté à cet ancien membre de la Police Fédérale, accusé de crimes contre l’humanité, parmi lesquels la disparition de l’auteur de « Quien mató a Rosendo? » (« Qui a tué Rosendo? »)

Guillermo Yacobucci et Àngela Ledesma, tous deux membres de la Chambre de Cassation ont décidé  alors de renvoyer l’affaire devant le tribunal oral n°5 afin qu’il se prononce à nouveau, ce qui, selon le portail digital « El Tiempo Argentino », revient à accorder un régime de semi-liberté au prévenu.

Patricia Walsh avait à peine 25 ans quand on assassina son père, l’un des grands noms du journalisme et de la littérature en Argentine et en Amérique Latine. Une année auparavant, elle avait déjà perdu sa sœur qui, encerclée par les sbires de la dictature au cours d’une opération militaires, s’était ôté la vie.

Aujourd’hui, à plus de 60 ans, Patricia poursuit son combat; elle veut découvrir l’endroit où se trouve le corps de son père. C’est une militante infatigable des droits de l’Homme; grâce à son travail en tant que députée (2001-2005), elle a participé à l’annulation de la Loi Point Final et celle de la Loi sur le Respect Dû aux Ordres, qui permettaient aux tortionnaires d’échapper à la justice et de rester impunis.

Lorsque, en 2019, elle a appris que Fotea allait bénéficier d’une mesure de semi-liberté, sa réaction ne s’est pas faite attendre.

À la fin de la dictature, Fotea s’était enfui en Espagne d’où, des années plus tard, l’Argentine avait fini par obtenir son extradition. Au cours du Troisième Procès concernant l’ESMA, il ne fut condamné qu’à 25 ans de prison bien que la partie civile ait requis la perpétuité. Et maintenant, il a  droit à la semi-liberté. « C’est ce qu’on appelle », a déclaré Patricia, « construire l’impunité ».

« Accorder la semi-liberté à un prévenu revient à lui rendre une part de dignité, or Fotea est un génocidaire », nous a expliqué Patricia, en ajoutant qu’il existait peu de photos sur internet des tortionnaires et génocidaires ayant sévi durant la dictature.

« Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. La manière dont sont introduits les photographes dans les salles d’audience est calculée pour qu’ils aient du mal à exercer leur profession. On les fait rentrer par groupes. On les bouscule. On place les accusés de manière à les mélanger avec les avocats de la défense », nous précise-t-elle.

« Si l’on exclut les personnages les plus marquants, comme (Jorge Tigre) Acosta, (Alfredo) Astiz et certains autres, les génocidaires n’ont pas de visage connu; ils se cachent où se mettent de profil lorsqu’on les prend en photo dans la salle d’audience, et nous avons pris l’habitude qu’on nous mette des bâtons dans les roues chaque fois que nous voulons écrire un nom sous les photos de ces génocidaires ».

« Cela fait partie de la « construction de l’impunité » dont je viens de parler. Nous, les journalistes, photographes et autres travailleurs de la presse, devons dénoncer la difficulté que nous avons à avoir accès au visage de ces gens-là, surtout s’ils sont libérés. C’est alors, justement, qu’il faut publier leur photo », ajoute Patricia, qui est non seulement députée et militante des droits de l’Homme mais aussi journaliste.

« Le passage de ces génocidaires dans les salles d’audience est réduit au strict minimum »,  nous rapporte-t-elle. « Ils apparaissent au début du procès et à la fin, lorsqu’on prononce la sentence. Et le Troisième Procès ESMA a duré cinq ans », nous précise-t-elle.

Le Quatrième -dans lequel Patricia, en sa qualité de dirigeante du groupe «  »Justicia Ya » (« Justice Maintenant »), fait partie des plaignants, en compagnie de Carlos Lordkipanidse, un survivant de l’ESMA – dure depuis cinq ans. Cela fait longtemps que les tribunaux ont pris l’habitude de prononcer des sentences de détention à domicile qui se sont par la suite transformées en peines de semi-liberté », souligne-t-elle.

Patricia insiste également sur le fait que, de nos jours, les sentences ont tendance à être revues à la baisse. Dans le Quatrième Procès ESMA, l’un des accusés, Ferrari – alias « la panthère »-  a tout simplement été remis en liberté.

 » « Justice Maintenant » a immédiatement protesté contre cette décision. Nos militants se sont déplacés en force au tribunal pour montrer leur opposition à cette liberté accordée à un génocidaire qui devrait être derrière les barreaux. Cet homme est un danger pour la société et il se trouve maintenant en liberté », s’indigne Patricia.

« Nous allons déposer une plainte devant la Cour Suprême afin d’obtenir justice. Cette « construction de l’impunité » se fait progressivement, au compte-gouttes. C’est une opération planifiée que nous dénonçons depuis des années », nous fait-elle remarquer.

La colère est également évidente chez le député Horacio Pietragalla, l’un des nombreux petits-fils retrouvés par les Grand-mères de la Place de Mai.

« Fotea est responsable de la disparition de Rodolfo Walsh. Il a été condamné à 25 ans de prison, et maintenant, il a obtenu la semi-liberté en cassation. Nous voulons une justice qui poursuive les génocidaires. Pas une justice qui leur accorde des privilèges »,  écrit-il.

A ces voix, se sont également jointes celles de Myriam Bregman et d’Alejandrina Barry, fille de disparus et militante du Centre des Professionnels des Droits de l’Homme. Pour elles, comme pour Paricia Walsh et Horacio Pietragalla, ces mesures de semi-liberté reviennent à laisser impunis des génocidaires responsables de tant de victimes.

« Nous ressentons tous la même chose: cette impunité est une attaque à la mémoire de nos parents. Fotea appartenait au groupe 33.2 qui, en 1977, a assassiné mon père et ma mère en Uruguay puis m’a enlevée », nous a déclaré Alejandrina Barry.

Pendant que les jugements oraux contre ces personnes accusées de crime contre l’humanité avancent lentement dans les tribunaux, dans le reste du pays, des collectifs comme les Mères et les Grand-mères de la Place de Mai ou l’association des Fils et Filles de Disparus en Faveur de la Justice Contre l’Oubli et le Silence exigent que les assassins soient condamnés, qu’on en finisse avec la construction de leur impunité et qu’on ne leur accorde plus aucun privilège.

Peo/arb/may

* Correspondante-en-chef de Prensa Latina en Argentine.

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