Santiago du Chili, 21 octobre (Prensa Latina) L’écrivain et journaliste Manuel Cabieses a assuré que la crise que vit le Chili aujourd’hui est profonde et touche divers secteurs sociaux.
Cabieses, directeur de la revue Punto Final, dans un article remis à Prensa Latina, approfondit la situation actuelle de son pays, aggravée par la répression policière et militaire contre les manifestants.
Prensa Latina partage ici le texte intégral précédé d’une phrase du dramaturge Bertolt Brecht : ‘Le nouveau n’est pas encore né’.
« La dimension et la profondeur de la crise sociale et politique que vit le Chili ne seront pas résolues par la baisse des tarifs des transports publics, comme le prétendent le gouvernement et la quasi-totalité de la « classe politique ».
La crise est beaucoup plus profonde et touche de larges secteurs sociaux. Il s’agit d’une rébellion contre l’oligarchie et ses privilèges. Le pays modèle du néolibéralisme en Amérique Latine fait naufrage.
Le détonateur a été la hausse du prix du ticket de métro à Santiago. Les élèves du secondaire, comme d’autres fois dans notre histoire, ont été à l’avant-garde du rejet de cet abus à l´encontre des salaires misérables des familles de travailleurs.
Le geste des étudiants a réveillé un volcan social dont la colère, parfois aveugle et terrible, s’est déchaînée dans le pays.
Ce qui se passe dans les villes et les villages, où il n’y a même pas de Metro, n’a rien à voir avec le sujet original. Cela va bien au-delà et englobe des revendications sociales et politiques reportées durant près d’un demi-siècle.
Ce qui se passe a toutes les caractéristiques d’une insurrection populaire, spontanée et sans direction. Le soulèvement s’est étendu au mépris du couvre-feu et de la répression brutale des carabiniers et des forces armées.
Cela démontre la profondeur insoupçonnée atteinte par la haine des privilèges d’une minorité qui se retranche dans les institutions héritées de la dictature.
La sortie de crise ne consiste pas seulement à annuler la hausse des prix des transports publics et à promettre certaines concessions en matière de santé, d´assurance et d’éducation, qui sont par ailleurs impossibles à satisfaire dans le cadre de la camisole de force constitutionnelle imposée par le modèle instauré par la dictature.
C’est d’ailleurs le point d’origine de la crise : la dictature des FF.AA. (Forces Armées chiliennes) et du grand patronat national et étranger qui a détruit le patrimoine démocratique accumulé par les luttes du peuple jusqu’en 1973.
Cette crise sociale et politique s’aggrave depuis 1990. Le
retour à une démocratie médiatisée et de justice ‘dans la mesure du possible’ a accumulé des frustrations qui sont à la base de la colère qui s’exprime dans les rues.
Le peuple a mené une lutte héroïque de résistance contre la tyrannie.
Ses partis, syndicats et organisations sociales ont risqué leur vie pour renverser la dictature et mettre fin au terrorisme d’état.
Toutefois, des manœuvres menées en coulisses, parrainées par le Département d’État et le Vatican, ont frustré cet objectif et n’ont permis qu’une démocratie de pacotille.
Les partis de la Concertation qui avaient promis l’Assemblée Constituante et la fin du modèle d’économie de marché, en arrivant au gouvernement, n’ont fait que des retours en arrière sur la Constitution illégitime. Puis ils sont devenus les écuyers du modèle imposé par le sang et le feu par l’oligarchie.
Il est trop tard pour que les partis qui ont dirigé le pays ces dernières années promettent de revenir en arrière et prendre un autre chemin que celui de la trahison. La crainte d’être rayés de la carte à cause de l’indignation du peuple les pousse à promettre des changements qu’ils n’ont même pas essayés en trente ans.
L’indignation suscitée par l’inégalité sociale s’est lentement accumulée et même si elle a donné quelques signes de mobilisations en faveur de l’éducation, de la santé, des salaires, de la protection sociale, de l’environnement et des droits des femmes, du peuple mapuche, dans l’abstention électorale, etc., elles n’ont pas été écoutées et prises en charge par les politiciens retranchés à La Moneda (siège de l´Exécutif) et au Congrès.
L’indignation du peuple, sans canaux démocratiques pour régler ses problèmes, a éclaté avec une fureur qui a pris par surprise des politiciens de toutes les couleurs et des autorités de tous les niveaux.
Il est illusoire de penser que le pays puisse revenir à la ‘normalité’ qui régnait il y a une semaine. Cet octobre peut plutôt passer dans l’histoire du Chili comme une grande journée de lutte populaire. Toutefois, ses résultats restent à voir en raison de la nature spontanée et sans direction du soulèvement.
L’ancienne politique, avec son fardeau de corruption et de démagogie, doit être remplacée par des forces politiques et sociales qui ne sont pas engagées dans le système.
Ce ne sont pas des miettes sociales qui peuvent ouvrir une voie pour surmonter cette crise.
Le Chili a besoin d’un changement institutionnel profond, il doit inaugurer une ère nouvelle régie par des principes de solidarité et d’égalité qui soient les règles d’or de la coexistence citoyenne.
Il est plus urgent que jamais de convoquer une Assemblée Constituante élue par le peuple pour élaborer une nouvelle constitution politique qui soit adoptée par un plébiscite libre et souverain.
Il faut agir avec vigueur pour briser les obstacles juridiques qui entravent sa convocation.
Il s’agit là d’une question de vie ou de mort pour la démocratie. Si l’on n’agit pas de la sorte, le passage à une alternative d’extrême droite sera libre.
Le soulèvement populaire, qui aujourd’hui marque un tournant positif en appelant à la justice sociale, peut être déjoué et devenir l’argile malléable du fascisme.
Le moment est venu d’empêcher une telle manœuvre et de faire de cette insurrection populaire une grande victoire de la démocratie ».
Manuel Cabieses Donoso
Octobre 2019
peo/mgt